Les grumiers soulèvent des nuages de poussière en emportant avec eux des petits bouts de forêt. Depuis quelques jours, j’ai posé ma tente dans un village bordant une piste rougeâtre. Je porte un casque de poussière ocre. Mes yeux me piquent tandis que je vide mes narines rugueuses. Les marques blanches de sueur sédimentée incrustent mon tee-shirt. Je me rince au seau à la lueur de la lune. Après une courte nuit sur un matelas taché par les cafards, le réveil du coq, je saisis mon clavier. Les fourmis s’échappent des touches que j’enfonce sans retenue. Tant qu’il en sortira, je continuerai d’écrire.
Lorsque je m’extirpe de la tente cernée par une brume épaisse, une constellation de grands yeux blancs me fixent. Le regard pesant des habitants du village me donne l’impression que ma tente cache un passage vers l’Europe. C’est la première fois qu’un blanc dort au village. Un petit enfant, tee-shirt troué, sans culotte, court le long de la route le sexe dandinant, en tenant par la queue un rat mort au poil mouillé. Il sait qu’il mangera de la viande aujourd’hui. Un jeune homme jovial aux yeux brillants vient à ma rencontre. Il tient dans sa main un petit sachet plastique d’alcool que l’on trouve facilement pour une somme dérisoire. Je m’approche du hangar de bois où sont réunis les hommes qui m’accueillent avec un « héé, Modjukwé » pour me dire bonjour. Ils attendent les doigts de plantin que leurs femmes sont en train de faire griller sur la braise. Je m’installe avec eux et contemple la fumée s’échapper mollement des petites maisons bancales de terre rouge qui bordent la forêt. Autour de nous, les enfants jouent.
La brume lactée se dissipe et laisse place au vert. Nous entrons en forêt. Ouvrant la voie, les hommes baka, machettes à la main, entament la marche à un rythme effréné. Nous traversons les champs de plantin et de cacao ravagés par les éléphants et les gorilles. Ensuite, les grands arbres défilent. Je reconnais les essences qui meublent nos salons. Soudain, les Baka sautent sur la pointe des pieds en criant à chaque bon « Mbô, Mbô, Mbô ». C’est le signal de ceux qui marchent pieds nus pour enjamber le drapé de fourmis qui recouvre le sol. Un ruisseau interrompt notre marche. Les hommes saisissent une feuille à la volée avant de s’accroupir auprès de l’eau. Cette feuille qu’ils plient ingénieusement leur sert de récipient pour puiser l’eau claire qu’ils portent délicatement à leurs bouches.
Je lève les yeux. Un soleil anonyme s’abaisse entre les arbres et révèle des feuilles d’or autour de nous. Ne pouvant ravaler le cri des oiseaux et des singes, la forêt nous ouvre son intimité la plus profonde.

En voyant une abeille me passer sous le nez un baka en joie crie « pendé » ! Il se met à creuser la terre au pied d’un arbre et déterre avec précaution une grosse ruche noire débordante de miel liquide. Nous nous en délectons. Une fois remplis d’énergie, nous reprenons la marche.
Je pensais que cette forêt n’aurait pas de fin mais une piste rouge sang vint trancher notre marche. Les Baka sont aux aguets lorsque nous accostons sur cette route sortie de nulle part. Des gardes armés la sillonnent régulièrement pour garder sous contrôle un safari et il n’est pas rare qu’ils persécutent les Baka qui viennent y chercher un peu de viande, d’igname, de chenilles ou de mangues sauvages. En pratiquant leur mode de vie traditionnel, les chasseurs-cueilleurs autochtones sont souvent considérés par les autorités comme des braconniers car leurs terres ancestrales ne leur appartient plus. Que ce soit par la présence des safaris, des mines, des concessions forestières, ou des parcs nationaux, leur accès à la forêt est compromis. Or, sans les ressources de la forêt, les Baka ne peuvent survivre. Il ne leur reste alors plus qu’une vie de misère, de subordination, et de dépendance.
Sur le chemin du retour, la forêt chante. Nous trouvons les femmes en train de pêcher au détour d’une rivière. L’activité leur est réservée. Elle se pratique dans les zones marécageuses dans lesquelles s’écoulent de petits ruisseaux. Les femmes construisent une série de barrages éphémères le long de ces ruisseaux et extraient l’eau entre chaque barrage. Il ne reste alors qu’à prélever les petits poissons barbus qui tentent de se défendre en gesticulant avec leur nageoires piquantes. Certains d’eux repoussent les mains expertes des femmes à coups de décharges électriques. Une vieille femme, illuminée par une trouée de soleil dans la canopée, les deux pieds dans la boue du marécage, me regarde et me dit en souriant : « Bélé é ngobo lé (la forêt est mon corp) ». Une fois les paniers remplis de poissons, les hommes se joignent aux femmes et nous rentrons en une longue file indienne chantante.

Alors que nous arrivons au village, nous croisons deux femmes qui reviennent du champs. Chacune porte sur son dos une charge démesurée de bois et de plantin suspendue par une liane qui lacère leurs fronts sanguinolant. Je contemple ces femmes à la démarche de colosse se déplaçant pas à pas devant moi. Ne pouvant tourner leurs cous vissés par le poids du fardeau, ces deux silhouettes courbées me fixent du coin de l’œil. Les hommes leurs ressemblent beaucoup tant leurs cheveux sont courts et leurs muscles saillants. Je n’aurais su distinguer ces femmes des hommes si elles ne portaient pas sur leurs flancs un nouveau-né agrippé à leurs longs seins pendants. Je remarque qu’elles n’ont qu’une seule machette pour deux et les questionne à ce sujet. Elles m’expliquent que leur machette a été volée plusieurs mois auparavant et que, n’ayant pas assez d’argent pour en racheter une – trois euros, elles utilisent l’unique machette à tour de rôle pour entretenir leur champs.
J’ai été un peu malade ces derniers temps. Malgré les écorces que les Baka me préparent, je me glisse dans la tente en pleine journée, sous le soleil d’or fondue qu’offrent les faibles latitudes. A cette heure, ma tente est un véritable sauna qui me permet d’extraire à chaud les toxines de mon corps. Je finis par m’endormir. Au réveil, je nage dans une baignoire que le liquide de mon corps avait remplie. La veille au soir, une invasion de fourmis légionnaires, comme celles que l’on peut voir dans les reportages animaliers, avaient dévorées ma tente. Le minutage est parfait. Les trous du parterre de ma tente constituaient autant de voies d’écoulement de ma sueur sur le sol rouge.

Le soir tombe. Je déambule dans le village. Devant chaque maisonnette, une marmite repose au centre d’une rosace de bois. Les femmes allument le feux pour préparer le repas. Au bout du village, les maisonnettes laissent place à de petites huttes. Ce sont des « mongoulous », l’habitation traditionnelle des Baka. A l’intérieur se trouve une simple natte tressée sur laquelle ils dorment.
Un jeune homme débarque et me dit « c’est la honte ça ! » en me pointant ces mongoulous. Il fait référence au fait que ces huttes, dans lesquelles vivaient ses grands-parents en forêt, sont pour lui des vestiges archaïques. Il m’entraine ensuite dans sa maison, fier de mon montrer que les Baka ont emprunté le chemin de la modernité. Je comprends que ce jeune homme n’en maitrise pas les codes lorsqu’il me confie : « J’avais besoin d’argent pour soigner ma sœur de la tuberculose. J’ai loué mon champ à un marchant pour 50 euros l’année alors qu’il en vaut normalement 1500 euros. Aujourd’hui ma sœur est morte et je travaille dans mon propre champs pour le compte de ce marchant qui me paye moins de 1 euros par jour. » La déferlante de l’argent dans un mode de vie qui n’en comptait pas a drastiquement bouleversé les habitudes des Baka – et des peuples autochtones plus généralement. Un ami me résumait la situation ainsi : « Avant, nos parents nous montraient l’éléphant en forêt et maintenant nos enfants voient l’éléphant à la télévision chez les Bantou – l’ethnie dominante. »
Les femmes préparent la pêche du jour. Un jeune homme avec qui j’avais discuté plus tôt revient me voir : « J’ai repensé à ce que tu m’as demandé ce matin, à propos de ce que je voudrais faire plus tard, je ne m’étais jamais vraiment posé la question ». Je l’invite à partager le repas à la lueur de la torche. Nous trempons des petits bouts de plantin dans une petite casserole rouillée qui contient une sauce d’arachide avec des feuilles coco finement coupées et du poisson. Un Bantou s’accroupit à côté de nous et met sa main dans le plat. En voyant mon visage blanc se clarifier dans la nuit poussiéreuse, ce dernier, surpris de voir un blanc ici, prend peur et se rétracte. S’il peut aisément voler la nourriture des Baka, comme à son habitude, sa domination ne lui permet pas de voler celle d’un blanc.
Mon regard vide fixe les braises incandescentes dans la nuit. Soudain, l’écho lointain des tam-tam attire mon attention. Le Jengi, l’esprit le plus puissant de la forêt, est venu danser. Les anciens du village m’autorisent à aller à sa rencontre. J’approche dans le noir sous bonne escorte. Les battements des tambours s’intensifient. Le chant des femmes se distingue clairement. La tension monte. Mon cœur bat la chamade lorsque j’aperçois le Jengi sortir d’entre les arbres et venir vers moi. Ensuite, mes souvenirs s’estompent. Il ne me reste que de vagues images. Les hommes protégeaient les femmes du Jengi. Les femmes endiablées chantaient de plus belle pour le faire danser. Plus rien ne semblait pouvoir arrêter cette harmonie folle.
Voir aussi: “Une journée chez les écogardes“
Remerciements :
This project has received funding from the European Research Council (ERC) under the European Union’s Horizon 2020 research and innovation programme (Grant agreement No. 694767 and ERC-2015-AdG).
Merci aux écogardes et au WWF pour leur accueil.
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